Il est bientôt 13h et sous mes roues l’asphalte devient malléable, colle et ondule dans la chaleur écrasante du nord du Cambodge. Je fatigue, je le sais car je commence à ne plus penser à rien, je me contente de fixer droit devant, mon esprit focalisé sur chaque poussée sur les pédales. Je regarde la ligne blanche apparaître et disparaître devant moi alors que le cliquetis du pédalier bat la mesure, les secondes, les minutes et les heures s’égrènent lentement sur mon vélo qui semble lui aussi se fatiguer à mesure que j’approche de l’arrivée. Mon monde en cet instant se résume à cela : le cliquetis de la chaine, les quelques grelots accrochés au guidon et autours le silence vorace des heures mortes.
Le nord du Cambodge est, comme la majeure partie de la Thaïlande, désespérément plat. Ici aucune autre accroche pour l’œil que les tamarins transperçant la savane brûlée des deux côtés de la route, neuve, qui scinde en deux champs et villages. Çà et là des pistes de sable rouge fuient la voie rapide pour s’enfoncer dans le quotidien du Cambodge rural. S’engager sur ces pistes ne se fait pas sans une petite appréhension, inutile d’y chercher des indications de directions, la certitude n’aime pas les chemins de traverse.
A défaut de certitude donc, on y trouve des croisements, des enchevêtrements de pistes poussiéreuses, des visages tannés par le soleil et l’effort, des regards d’une profondeur effrayantes, des pleurs qui résonnent derrière des murs de bois, des scooters pétaradants qui font éclater un concert d’aboiements et le manioc fraichement coupé qui sèche au soleil sur la piste et dans les jardins. J’aime cette ambiance palpable, l’impression de glisser sans bruit dans un monde différent et traverser, éphémère, des existences sans les bouleverser. N’être pour un temps qu’un spectateur dans un train sans vitres ni cloisons, simple passager du réel.
Le soir nous cherchons un lieu où dormir, temple bouddhiste ou bivouac selon notre humeur, entre besoin de calme et désire de provoquer le dialogue. Ce jour-là nous trouvons un coin légèrement dissimulé de la route pour y établir le campement, tout semble calme laissant présager une nuit sans accrocs mais, à peine la tente et le hamac installés, la savane s’anime d’une musique assourdissante… pas de chance, un mariage. Malgré le bruit je parviens à m’endormir après une bonne heure à pester contre le besoin des habitants de faire cracher le maximum de décibels à leurs enceintes de mauvaise qualité qui toussent sous l’effort.
J’ai l’impression d’avoir fermé les yeux depuis à peine 10minutes lorsqu’une lampe torche puissante vient de se braquer sur mon visage, je cligne des yeux apercevant vaguement une silhouette qui balaye le campement de son rayon aveuglant. La voix endormie je lance un « hello » peu rassuré.
La réponse vient en cambodgien et au ton de voix, je reconnais aisément l’identité de nos visiteurs nocturnes. Militaires.
Depuis le temps que je suis sur la route je connais ces éclats de voix qui annoncent un débat houleux. Je sors donc de mon hamac, volontairement en sous-vêtements pour montrer qu’à 23h je ne suis pas décidé à partir, et entame diplomatiquement la joute verbale, le tout mimé pour un maximum de compréhension.
- GOCHUN !
- Sorry, I don’t speak cambodian, do you speak english ?
- GOCHUN !
- We are travellers… tourists… Barang (touristes en cambodgien), we are travelling by bicycle, we sleep here tonight and tomorrow we’ll leave to Siem Reap.
- GOCHUN !
- OK…là ça va pas être simple si tu fais pas un petit effort aussi. (parler en français me permet d’éviter l’énervement et j’ai parfois l’impression qu’il est plus facile de comprendre une langue maternelle parlée avec les intonations juste qu’une langue pas totalement maîtrisée)
- GOCHUN HOTEL !
- Ah. Ok. Oui mais non. Sleep here, tomorrow we leave.
- GOCHUN ! (Le ton se fait maintenant impatient)
- No no, no Gochun, it’s 11PM, it’s dark, we won’t ride our bike at night.
- GOCHUN !
- Bon mec, tu m’as vu, je suis en slip, on dormait, tu nous a réveillé alors tu calme le ton. On ne bougera pas. (Il commence à me gonfler avec son « Gochun » !)
- Gochun, 10kilo, pfuit ! (un autre militaire vient d’entrer dans la conversation avec un tout petit peu plus de bonne volonté…malheureusement il est complètement saoul)
- Dis voir, ton collègue il est méchamment éméché…bon 10 kilomètres c’est trop, il est 23h, on dort ici et demain on bouge.
- GOCHUN !
-Tu me gonfle. Tiens regarde j’ai froid mais je vais rester là le temps qu’il faudra, et comme tu sembles avoir envie de rester aussi je vais m’allumer une cigarette. J’ai le temps.
Soupir, un appel au supérieur, deux trois GOCHUN pour la forme et puis, sans rien dire, ils remontent sur leurs motos. Romain montra la garde encore 1h au cas où ils reviennent. Il est 1h30 du matin, le 19 janvier, mon anniversaire.